11 Décembre 2025
Par Amélie Cournoyer, rédactrice agréée
L’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés ne se limite pas à reconnaître aux communautés de langue officielle en situation minoritaire le droit à l’éducation dans leur langue. Il leur confère également le pouvoir de gérer leurs propres établissements scolaires. Dans un contexte où cette gouvernance est parfois remise en question, revisitons l’article 23 pour en saisir toute l’importance historique, sociale et identitaire.
L’adoption de l’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés en 1982 marque un tournant dans l’histoire des francophones en situation minoritaire au pays. En effet, durant les 100 premières années de la Confédération canadienne, une série de politiques scolaires visant l’assimilation des francophones ont été mises en place par les provinces majoritairement anglophones.
En 1912, par exemple, le gouvernement ontarien a voté le Règlement 17, qui restreignait le français comme langue d’enseignement et de communication aux deux premières années du primaire seulement. « Le Règlement 17 était la loi linguistique la plus sévère jamais adoptée au Canada. Il visait à forcer l’assimilation involontaire de toute une génération de jeunes [Franco-Ontariennes et] Franco-Ontariens et à dissuader [toute future migrante québécoise ou] tout futur migrant québécois qui aurait pu espérer élever sa famille dans la langue ancestrale », écrit Daniel Bourgeois dans son étude Vers la pleine gestion scolaire francophone en milieu minoritaire.
C’est dans ce contexte de tensions sociales et linguistiques que la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme est créée en 1963. Son mandat est de « faire enquête et rapport sur l’état présent du bilinguisme et du biculturalisme, et de recommander les mesures à prendre pour que la Confédération canadienne se développe d’après le principe de l’égalité entre les deux peuples qui l’ont fondée (…) ».
Les recommandations de cette Commission transformeront complètement la politique linguistique au pays. Elles mènent entre autres à l’adoption de la Loi sur les langues officielles en 1969, qui oblige le gouvernement fédéral à servir la population canadienne en anglais et en français. (Celle-ci a été revue en 2023, notamment pour mieux soutenir les droits et les institutions des communautés de langue officielle en situation minoritaire.) La politique du multiculturalisme est également mise en place deux ans plus tard afin de gérer le nationalisme francophone et l’augmentation de la diversité culturelle. Qui plus est, les recommandations forcent les provinces à réformer leurs règlements touchant à l’éducation des francophones en situation minoritaire et à apporter plusieurs changements afin d’améliorer l’enseignement du français comme langue seconde. « Avec le maintien des deux langues, on veut s’assurer d’une égalité entre les deux communautés linguistiques qui est réelle et non formelle, notamment dans le domaine de l’éducation », commente Anne Tardif, avocate associée en litige chez Gowling WLG.
Dans son rapport, la Commission tient à préciser que ce sont les luttes des Canadiennes françaises et des Canadiens français pour leur système scolaire qui leur ont permis d’éviter la disparition de la langue et de la culture française. « L’école est le cadre le plus nécessaire au maintien de la langue et de la culture; celles-ci, à défaut d’école, ne peuvent conserver leur vitalité », soutiennent les commissaires. Ces derniers reconnaissent donc que les écoles primaires et secondaires, en plus d’être des lieux d’apprentissage de la langue et de transmission de la culture française, ont un mandat de développement communautaire.
Les recommandations de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme mènent en 1982 à l’adoption de l’article 23 de la Charte canadienne des droits et libertés après 14 ans de négociations constitutionnelles. Cet article accorde le droit aux groupes de langue officielle en situation minoritaire de recevoir un enseignement dans leur langue là où le nombre le justifie, et ce, dans des établissements scolaires distincts financés par les fonds publics et administrés par leur communauté. « L’article 23 est fondamental – il n’y a pas de mots plus justes – pour les minorités linguistiques au Canada, notamment en Ontario. Les tribunaux, incluant la Cour suprême du Canada, l’ont décrit comme la pierre angulaire et la clé de voûte pour la protection des droits minoritaires linguistiques », affirme Me Tardif.
L’adoption de cet article a pour objectif de réparer les injustices subies par les communautés linguistiques en milieu minoritaire, notamment les francophones hors Québec. « L’objet de l’article 23 est donc principalement historique : réparer les torts du passé afin d’assurer l’égalité dans le futur. Il le fait dans le but de garantir la survie des communautés de langue officielle en milieu minoritaire et, par conséquent, la survie du pays fédéré », indique Daniel Bourgeois. Me Tardif affirme pour sa part : « L’article 23 cherche à favoriser l’épanouissement des minorités linguistiques plus que n’importe quel autre droit linguistique. »
Après l’adoption de l’article 23, les tribunaux sont appelés à l’interpréter à plusieurs reprises. Des précisions sont notamment nécessaires au sujet « du nombre suffisant d’élèves » pour justifier l’ouverture d’une école francophone sur un territoire. Au moins huit arrêts de la Cour suprême du Canada ont porté sur la gestion scolaire dans les provinces hors Québec, dont ceux-ci :
• Dans l’arrêt Mahé, rendu en 1990, la Cour suprême mentionne que la raison d’être de l’article 23 est de « maintenir les deux langues officielles du Canada ainsi que les cultures qu’elles représentent et [de] favoriser l’épanouissement de chacune de ces langues ». Elle fait aussi remarquer que « les écoles de la minorité servent elles-mêmes de centres communautaires qui peuvent favoriser l’épanouissement de la culture de la minorité linguistique et assurer sa préservation. Ce sont des lieux de rencontre dont les membres de la minorité ont besoin, des locaux où ils peuvent donner expression à leur culture. »
Le mandat de « centres culturels » est ainsi ajouté aux écoles qui desservent les francophones en situation minoritaire. Cela « expliquera pourquoi les écoles françaises ont un mandat pédagogique différent de celui des écoles anglaises et un mandat communautaire additionnel », explique Daniel Bourgeois dans son étude. Me Tardif ajoute : « L’arrêt Mahé vient confirmer que la culture est véhiculée par la langue. Donc, lorsqu’on parle d’un droit linguistique, on parle de l’importance de la culture minoritaire également. Une langue est plus qu’un moyen de communication. Elle fait partie inhérente et intégrante de la culture.
Surtout, la Cour rend alors une décision historique en statuant que les établissements scolaires appartiennent aux communautés linguistiques en milieu minoritaire et, par conséquent, qu’elles ont le droit de gérer elles-mêmes leurs écoles. « Je retiens l’argument des [appelantes et] appelants que la plus sûre garantie contre l’assimilation est un établissement relevant du contrôle exclusif du groupe en question. Toute diminution de ce pouvoir dilue inévitablement la spécificité de l’école et l’expose à l’influence d’une majorité insensible, voire hostile », peut-on lire dans le jugement.
L’adoption de l’article 23 a permis aux communautés franco-ontariennes d’ouvrir des écoles de langue française dans plusieurs communautés où les francophones se trouvaient en nombre suffisant et éventuellement de mettre sur pied tout un système d’éducation francophone. « En 1985, l’Ontario forme, dans ses conseils scolaires bilingues, des “sections de langue française” responsables de la gestion du personnel, des installations et du programme. Des [conseillères et] conseillers francophones élus s’occupent de ces sections; ils gèrent également, avec des [conseillères et] conseillers anglophones, le transport, les budgets et les locaux communs », mentionne Serge Dupuis dans l’Encyclopédie canadienne.
Puis, un important chapitre de l’histoire de l’éducation de langue française en Ontario s’entame le 1er janvier 1998, lorsque la province donne aux communautés francophones la gestion de leur système d’éducation pour la première fois grâce à la Loi 104. La « réforme réunit les 3 conseils scolaires de langue française, les 8 comités francophones, les 59 conseils consultatifs français et les 90 000 élèves de langue française en 12 conseils de langue française, dont 4 publics et 8 catholiques », résume Serge Dupuis.
La création de conseils scolaires francophones (CSF) dans certaines régions assure une gestion des établissements scolaires par et pour la communauté. Et le financement qui en découle permet au système scolaire franco-ontarien de se structurer et d’avoir une meilleure visibilité au sein du système scolaire ontarien.
Tel que le rappelle Daniel Bourgeois dans son étude, les CSF exercent un contrôle exclusif sur au moins sept fonctions scolaires :
La province se voit pour sa part confier cinq obligations :
« L’article 23 crée une échelle variable. Cela signifie qu’il garantit aux communautés linguistiques minoritaires un degré de gestion et de contrôle sur leurs établissements d’enseignement pour pouvoir assurer leur épanouissement. Mais le niveau de gestion et de contrôle varie en fonction du nombre d’élèves, ou plus précisément du nombre d’ayants droit [c’est-à-dire de parents] », explique Me Tardif.
À l’heure actuelle, les défis reliés à l’application de l’article 23 en Ontario sont toujours nombreux, tels que la menace de fermeture d’écoles et de services scolaires dans certaines régions ontariennes en raison de la baisse démographique de la population francophone, les difficultés de recrutement et de rétention du personnel enseignant qualifié partout au pays ainsi que le sous-financement chronique des commissions scolaires francophones.
« Les défis sont nombreux. Les écoles en milieu minoritaire linguistique doivent faire face à des pressions démographiques, des contraintes géographiques et des ressources limitées. Elles doivent concilier la réalité d’un environnement anglophone dominant avec leur mission de préserver et de promouvoir le français. Ce double mandat ne peut être rempli sans un soutien financier adéquat », a déclaré Denis Labelle, président de l’Association des conseils scolaires des écoles publiques de l’Ontario (ACÉPO) lors d’une séance du Comité permanent de la Chambre des communes sur les langues officielles en 2024.
Par ailleurs, malgré l’article 23 et sa jurisprudence, la gestion des établissements scolaires de langue française n’est pas encore entièrement sous le pouvoir des communautés francophones. « D’un bout à l’autre du pays, les conseils scolaires francophones doivent continuellement rappeler aux gouvernements leurs obligations constitutionnelles. Si, théoriquement, les pouvoirs sont clairement entre les mains des communautés, dans les faits, les moyens manquent pour s’en emparer totalement », résume la journaliste Marine Ernoult dans un article publié par Francopresse.
Le chercheur Daniel Bourgeois abonde dans le même sens : « Pour faire respecter ce droit de gestion, les conseils scolaires francophones doivent constamment utiliser le levier juridique, une démarche coûteuse tant en temps qu’en argent. Et malgré des victoires successives devant le plus haut tribunal au pays, la Cour suprême du Canada, la mise en œuvre des recommandations contenues dans les jugements rencontrent très souvent une résistance de la part des provinces et territoires. »
Ce dernier donne l’exemple de l’élaboration des programmes scolaires qui est en théorie confiée aux CSF, mais qui relève encore davantage du ministère de l’Éducation, même si les CSF et le personnel enseignant sont invités aux tables à dessin. « Les concepts juridiques ne semblent donc pas suffisamment précis pour guider plusieurs pratiques administratives quotidiennes », avance-t-il.
Ces dernières années, le ministère de l’Éducation de l’Ontario a tenté de diverses façons d’avoir plus de contrôle sur les conseils scolaires, notamment en renforçant leur supervision et en tentant de centraliser certains pouvoirs administratifs. « Toute tentative de réduire la portée des conseils scolaires francophones représente une menace sérieuse aux droits des communautés de langue officielle en situation minoritaire garantis par la Charte canadienne des droits et libertés », rappelle Gabrielle Lemieux, présidente de l’AEFO.
Les actrices et acteurs du système d’éducation francophone craignent que la centralisation des pouvoirs réduise leurs droits de gouvernance et de gestion « par et pour » les CSF. « L’autonomie locale est importante, puisqu’elle est la seule à pouvoir prendre en compte les spécificités linguistiques et culturelles des communautés en situation minoritaire », poursuit la présidente de l’AEFO.
L’autonomie locale est donc essentielle à la vitalité des communautés franco-ontariennes. « Nos conseils scolaires francophones viennent tout juste de souligner leur 25e anniversaire. Ils sont devenus des pierres angulaires de nos communautés francophones », relate Gabrielle Lemieux. Elle ajoute : « Même s’il reste beaucoup de place à l’amélioration, réduire la portée de ces conseils est un affront direct à l’héritage et aux luttes historiques pour le système d’éducation en langue française. »
L’AEFO invite donc le Ministère à renforcer la collaboration avec les CSF plutôt que de restreindre leur autonomie. « L’AEFO reconnaît que le modèle des conseils scolaires francophones n’est peut-être pas parfait, mais nous appelons le gouvernement provincial à engager des consultations approfondies avec les parties prenantes de l’éducation, notamment les organismes francophones qui œuvrent en lien avec l’éducation, avant de prendre toute décision affectant la gouvernance scolaire », conclut Gabrielle Lemieux.
Sources : thecanadianencyclopedia.ca, icrml.ca, thecanadianencyclopedia.ca, francopresse.ca, decisions.scc-csc.ca, l-express.ca, perspective.usherbrooke.ca, thecanadianencyclopedia.ca, ourcommons.ca