18 juin 2024
Par Amélie Cournoyer, rédactrice agréée
L’introduction de l’intelligence artificielle (IA) dans le domaine de l’éducation remonte aux années 1970. Or, ce n’est qu’en novembre 2022, au lancement de ChatGPT, qu’on a réalisé l’étendue de ses capacités, mais aussi à s’inquiéter de ses potentielles dérives.
Le personnel en éducation travaille depuis plusieurs années avec de nombreux modèles d’IA (par exemple : livres intelligents, applications éducatives, plateformes d’apprentissage, moteurs de recherche, aide à la rédaction et à la correction du français, etc.). Néanmoins, l’adaptation aux IA génératives, c’est-à-dire un type de système d’IA capable de générer du contenu (texte, audio, code, images, vidéos), reste encore difficile aujourd’hui dans le milieu de l’éducation. « Il n’y a pas eu d’action concrète pour aider les enseignantes et enseignants à s’adapter à cette nouvelle réalité technologique », fait remarquer Dave Anctil, enseignant au Collège Jean-de-Brébeuf et chercheur affilié à l’Observatoire international sur les impacts sociétaux de l’intelligence artificielle et du numérique (Obvia) de l’Université Laval.
Résultat : le flou persiste quant à son utilisation par les élèves et le personnel en éducation. En effet, en l’absence de politiques formelles de la part des conseils scolaires, certaines écoles l’interdisent, alors que d’autres la permettent; certains enseignantes et enseignants y ont recours, d’autres non. « Et il n’existe toujours pas de guide méthodologique pour comprendre comment travailler de manière intègre avec ces outils », ajoute Dave Anctil.
Mais qu’est-ce qui explique une telle confusion? « Les gens n’étaient pas prêts. Il y a donc un déficit de littératie numérique. Mais pas juste ça : on ne s’attendait pas à ce que des outils aussi puissants, comme OpenAi, Google et compagnie, soient disponibles aussi rapidement et à un aussi grand nombre de personnes », répond celui qui enseigne l’intelligence artificielle, la philosophie, le droit et les sciences cognitives.
En tant que professeur, Dave Anctil tire parti de l’IA depuis 2013 : « Je l’utilise pour absolument tout; elle est intégrée à toutes mes routines de travail. » Il s’en sert comme aide pour simplifier ou vulgariser son contenu pédagogique, planifier des activités pédagogiques, corriger certains types de travaux, répondre à des courriels, écrire des lettres de recommandation pour ses élèves, traduire des publications scientifiques de l’anglais vers le français. « Je pourrais continuer comme ça longtemps », dit-il en arrêtant son énumération.
Dave Anctil n’est pas le seul professeur enthousiaste par rapport à l’IA. Selon le spécialiste en sciences de l’éducation et technologies François Guité, un des grands avantages de l’IA est l’automatisation partielle de certaines tâches administratives, répétitives ou prévisibles, telles que la planification des cours de même que l’évaluation ou la détection des risques d’échec. « L’enseignement perd de son attractivité : on a de la difficulté à recruter du personnel enseignant en ce moment et il y a un fort taux de décrochage. Pourquoi? Notamment parce qu’il y a des parties de la tâche de l’enseignement qui sont ennuyeuses, fastidieuses », soutient-il.
Partant du constat que seulement 49 % de la tâche en enseignement est consacré aux interactions directes avec les élèves, une étude de McKinsey & Company rapportée par François Guité avance que l’utilisation de l’IA permettrait aux enseignantes et enseignants de regagner environ le quart du temps, qu’elles et ils pourraient investir dans le soutien aux élèves. « C’est un gain en temps et en motivation qui va rendre le travail beaucoup plus agréable », affirme celui qui a lui-même enseigné pendant 25 ans.
Anne Vinet-Roy, présidente de l’AEFO, abonde dans le même sens : « Quand on regarde comment l’IA aurait le potentiel de réduire le fardeau administratif pour nos membres, c’est vraiment excitant parce que ça voudrait dire que nos membres pourraient se concentrer sur ce qui les passionne le plus : l’enseignement et les élèves. »
« L’autre grande promesse de l’IA en éducation, avance François Guité, c’est d’offrir des outils capables de personnaliser l’approche pédagogique en fonction des besoins propres à chaque jeune et ainsi de voir à la réussite de l’ensemble des élèves. »
Selon plusieurs, l’IA peut être vue comme une ressource importante afin de renforcer l’engagement scolaire des élèves, de prévenir le décrochage et de favoriser leur réussite. En voici quelques exemples :
Il n’y a évidemment pas que des avantages à intégrer l’IA en éducation. Les enjeux éthiques soulevés sont nombreux; en voici quelques-uns :
Selon les experts interrogés dans le cadre de cet article, les élèves devraient dès maintenant comprendre l’IA (ce qu’elle est, comment elle fonctionne, comment elle peut influencer leur vie) afin de développer un esprit critique face à celle-ci et d’apprendre à l’utiliser de façon adéquate et responsable. « Les enseignantes et enseignants doivent être des modèles pour leurs élèves, c’est-à-dire les amener à une pensée critique bien sûr, mais aussi à un certain pragmatisme : on ne peut pas nier que cette technologie est révolutionnaire, omniprésente dans la société et qu’elle le sera de plus en plus. Donc, il faut les préparer à devenir des citoyennes et des citoyens responsables à ce sujet », pense François Guité.
Cela permettrait, d’une part, de prévenir les risques liés à une mauvaise utilisation de l’IA, comme le plagiat ou la tricherie, et, d’autre part, de préparer les jeunes à s’en servir dans leur vie personnelle et professionnelle. « C’est important de préparer les élèves, qui sont les travailleuses et les travailleurs de demain, à prendre le contrôle de cette technologie parce qu’elles et ils évolueront dans une réalité professionnelle complètement différente de celle d’aujourd’hui. Pas dans 10 ou 20 ans, mais dans 4 ou 5 ans », prédit Dave Anctil.
Dans le guide destiné aux autorités politiques, l’UNESCO résume bien la situation : « [P]our aider les [élèves] à apprendre à vivre au mieux dans un monde de plus en plus influencé par l’IA, il faut une pédagogie qui, plutôt que de se concentrer sur ce que les ordinateurs savent faire (par exemple, mémoriser et calculer), mette davantage l’accent sur les compétences humaines (la pensée critique, la communication, la collaboration ou la créativité) et sur la capacité à collaborer avec des outils d’IA omniprésents dans la vie, l’apprentissage et le travail. »
Pour pouvoir accompagner les élèves dans leur utilisation responsable et bénéfique de l’IA, le personnel enseignant doit d’abord apprendre à s’en servir. « Il est impératif que les enseignantes et les enseignants s’y intéressent, soutient Dave Anctil. Non seulement elles et ils ont l’obligation de le faire, professionnellement parlant, mais elles et ils ont énormément d’avantages à tirer de l’utilisation professionnelle de l’IA. Et elles et ils n’ont pas besoin de formations avancées ni d’apprendre la programmation. Leurs compétences pédagogiques et leur expertise dans les matières qu’elles et ils enseignent sont amplement suffisantes pour en tirer parti. »
Une autre bonne raison d’embarquer dans le train tout de suite plutôt que de le regarder passer, c’est que le développement de l’IA s’effectue à un rythme effréné. Dave Anctil tient à mentionner que ChatGPT-4, le modèle le plus puissant développé à ce jour, sera disponible gratuitement pour tout le monde quelque part cet été. « C’est comme si on passait de la bicyclette au Boeing d’un coup, image-t-il. C’est énorme le saut entre les deux versions parce que le modèle est dix fois plus puissant. Cela aura des répercussions immenses sur la prochaine rentrée scolaire. »
Bref, selon les experts interrogés, il est inutile de tenter de bannir l’IA des salles de classe ou de faire comme si elle n’existait pas. Il faut plutôt apprendre à s’en servir pour en tirer le maximum de bénéfices tout en réduisant au minimum les risques. Il importe également de commencer à la comprendre et à réfléchir dès maintenant à la façon dont on veut s’en servir pour améliorer le système d’éducation. « Il faut être capable d’anticiper l’avenir pour ne pas seulement être le sujet du développement, mais bien pour façonner le développement », conclut François Guité.
L’AEFO trouve intéressante l’approche humaniste de l’IA proposée par l’UNESCO, qui vise à « orienter l’élaboration des politiques et des pratiques en matière d’IA et d’éducation vers la protection des droits de l’Homme et l’acquisition des valeurs et des compétences nécessaires au développement durable et à une collaboration efficace entre l’individu et la machine dans la vie, l’apprentissage et le travail ».
Pour ce faire, l’UNESCO recommande entre autres de veiller à ce que l’IA soit contrôlée par des humains et axée sur le service aux personnes, puis qu’elle soit développée de façon à renforcer les capacités des élèves et du personnel enseignant. Les applications de l’IA devraient également être conçues « de manière éthique, non discriminatoire, équitable, transparente et contrôlable ».
L’AEFO aimerait bien connaître vos impressions en lien avec l’utilisation possible de l’intelligence artificielle dans le cadre de votre travail. On vous invite à remplir un questionnaire anonyme, qui nous servira de point de départ pour nous pencher sur la question.
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