Par Amélie Cournoyer, rédactrice agréée
L’introduction de l’intelligence artificielle (IA) dans le domaine de l’éducation remonte aux années 1970. Or, ce n’est qu’en novembre 2022, au lancement de ChatGPT, qu’on a réalisé l’étendue de ses capacités, mais aussi à s’inquiéter de ses potentielles dérives.
Le personnel en éducation travaille depuis plusieurs années avec de nombreux modèles d’IA (par exemple : livres intelligents, applications éducatives, plateformes d’apprentissage, moteurs de recherche, aide à la rédaction et à la correction du français, etc.). Néanmoins, l’adaptation aux IA génératives, c’est-à-dire un type de système d’IA capable de générer du contenu (texte, audio, code, images, vidéos), reste encore difficile aujourd’hui dans le milieu de l’éducation. « Il n’y a pas eu d’action concrète pour aider les enseignantes et enseignants à s’adapter à cette nouvelle réalité technologique », fait remarquer Dave Anctil, enseignant au Collège Jean-de-Brébeuf et chercheur affilié à l’Observatoire international sur les impacts sociétaux de l’intelligence artificielle et du numérique (Obvia) de l’Université Laval.
Résultat : le flou persiste quant à son utilisation par les élèves et le personnel en éducation. En effet, en l’absence de politiques formelles de la part des conseils scolaires, certaines écoles l’interdisent, alors que d’autres la permettent; certains enseignantes et enseignants y ont recours, d’autres non. « Et il n’existe toujours pas de guide méthodologique pour comprendre comment travailler de manière intègre avec ces outils », ajoute Dave Anctil.
Mais qu’est-ce qui explique une telle confusion? « Les gens n’étaient pas prêts. Il y a donc un déficit de littératie numérique. Mais pas juste ça : on ne s’attendait pas à ce que des outils aussi puissants, comme OpenAi, Google et compagnie, soient disponibles aussi rapidement et à un aussi grand nombre de personnes », répond celui qui enseigne l’intelligence artificielle, la philosophie, le droit et les sciences cognitives.
L’IA au service des enseignantes et enseignants
En tant que professeur, Dave Anctil tire parti de l’IA depuis 2013 : « Je l’utilise pour absolument tout; elle est intégrée à toutes mes routines de travail. » Il s’en sert comme aide pour simplifier ou vulgariser son contenu pédagogique, planifier des activités pédagogiques, corriger certains types de travaux, répondre à des courriels, écrire des lettres de recommandation pour ses élèves, traduire des publications scientifiques de l’anglais vers le français. « Je pourrais continuer comme ça longtemps », dit-il en arrêtant son énumération.
Dave Anctil n’est pas le seul professeur enthousiaste par rapport à l’IA. Selon le spécialiste en sciences de l’éducation et technologies François Guité, un des grands avantages de l’IA est l’automatisation partielle de certaines tâches administratives, répétitives ou prévisibles, telles que la planification des cours de même que l’évaluation ou la détection des risques d’échec. « L’enseignement perd de son attractivité : on a de la difficulté à recruter du personnel enseignant en ce moment et il y a un fort taux de décrochage. Pourquoi? Notamment parce qu’il y a des parties de la tâche de l’enseignement qui sont ennuyeuses, fastidieuses », soutient-il.
Partant du constat que seulement 49 % de la tâche en enseignement est consacré aux interactions directes avec les élèves, une étude de McKinsey & Company rapportée par François Guité avance que l’utilisation de l’IA permettrait aux enseignantes et enseignants de regagner environ le quart du temps, qu’elles et ils pourraient investir dans le soutien aux élèves. « C’est un gain en temps et en motivation qui va rendre le travail beaucoup plus agréable », affirme celui qui a lui-même enseigné pendant 25 ans.
Anne Vinet-Roy, présidente de l’AEFO, abonde dans le même sens : « Quand on regarde comment l’IA aurait le potentiel de réduire le fardeau administratif pour nos membres, c’est vraiment excitant parce que ça voudrait dire que nos membres pourraient se concentrer sur ce qui les passionne le plus : l’enseignement et les élèves. »
Un appui aux apprentissages des élèves
« L’autre grande promesse de l’IA en éducation, avance François Guité, c’est d’offrir des outils capables de personnaliser l’approche pédagogique en fonction des besoins propres à chaque jeune et ainsi de voir à la réussite de l’ensemble des élèves. »
Selon plusieurs, l’IA peut être vue comme une ressource importante afin de renforcer l’engagement scolaire des élèves, de prévenir le décrochage et de favoriser leur réussite. En voici quelques exemples :
- Les systèmes de tuteurs intelligents (STI) en assistance au personnel enseignant peuvent intégrer des données scolaires et les combiner aux habitudes d’apprentissage des élèves afin de personnaliser les objectifs d’apprentissage.
- Les chatbots (agents conversationnels) permettent d’accroître les interactions entre les élèves et le contenu d’apprentissage en clarifiant ou en approfondissant le sujet ou en proposant des ressources d’apprentissage additionnelles.
- Certains outils basés sur l’IA peuvent améliorer et personnaliser l’aide aux devoirs selon les défis rencontrés par les élèves.
- Des modèles d’IA peuvent être utilisés pour rendre plus agréables les exercices répétitifs (par exemple : outils qui ont recours à la ludification, algorithmes qui favorisent la motivation et la mémorisation).
- Les données recueillies sur les élèves permettent d’identifier plus rapidement ceux et celles à risque de décrochage scolaire et de le mentionner au personnel enseignant.
- Des outils basés sur l’IA peuvent fournir une aide aux élèves avec des besoins particuliers (par exemple : Dytective pour la détection précoce de la dyslexie, StorySign pour traduire les livres en langue des signes afin d’aider les enfants vivant avec une surdité à lire, les chatbots pour aider les élèves atteints d’un trouble du spectre de l’autisme à améliorer leurs compétences en communication et à développer leurs interactions sociales).
Des enjeux éthiques à considérer
Il n’y a évidemment pas que des avantages à intégrer l’IA en éducation. Les enjeux éthiques soulevés sont nombreux; en voici quelques-uns :
- Le plagiat et la tricherie : Des élèves consultent déjà des robots conversationnels pour rédiger une partie de leur texte ou pour faire leurs devoirs à la maison; d’autres ont recours à Photomath afin de résoudre des équations mathématiques à partir d’une photo. Selon Dave Anctil, il faut arrêter de se mettre la tête dans le sable. « La majorité des élèves, dès l’âge de 13 ou 14 ans, utilisent ces outils », soutient-il. Le personnel enseignant doit donc adapter ses évaluations à cette nouvelle réalité. « On ne peut pas demander aux ados de faire un résumé de texte à la maison en s’imaginant que l’IA ne sera pas utilisée », poursuit-il. Cela dit, il prévient les enseignantes et enseignants qui souhaiteraient employer des outils en ligne afin de détecter du contenu plagié (comme Copyleaks) : « Ces outils sont loin d’être fiables pour le moment; ils créent souvent de faux positifs et de faux négatifs. »
- La protection des données personnelles : Un grand volume de données personnelles sur les élèves est collecté par les applications, ce qui entraîne son lot de questions : qui possède ces données et qui peut y avoir accès? Quelles sont les limites éthiques de la collecte et de l’utilisation de données sur les élèves? Quelle est la validité légale du consentement par les élèves? « On ne sait pas à quelles fins les données colligées sur les élèves serviront ultérieurement », rapporte François Guité en ajoutant un autre point important : « Et, pour l’instant, il y a un vide juridique à savoir à qui appartiennent les données produites à l’école par les élèves. »
- Les biais dans les algorithmes : Les algorithmes ne sont pas totalement neutres. Ils portent en effet les biais cognitifs conscients ou inconscients des personnes ou des entreprises qui les conçoivent. On sait entre autres que les outils d’intelligence artificielle qui analysent des données photographiques performent davantage avec des individus d’origine européenne, et ce, parce que les bases de données d’entraînement n’incluent pas un contenu suffisamment représentatif de notre société. De plus, en raison du manque de diversité linguistique au sein des gens qui conçoivent les algorithmes, l’IA est plus performante avec les données linguistiques anglophones. « Elle perpétue donc toutes sortes de biais que l’on retrouve dans la société, que ce soit de genre, de race, de sexe et autres », commente François Guité. Ces biais peuvent contribuer à maintenir ou à renforcer les préjugés ainsi que la discrimination envers les membres de la diversité.
- La privatisation en enseignement : L’IA ouvre bien grande la porte des écoles et des salles de classe aux entreprises privées qui conçoivent des outils basés sur celle-ci. « Le fait que les données et l’expertise en matière d’IA soient détenues par un petit nombre de superpuissances technologiques et militaires internationales suscite également des inquiétudes », mentionne l’UNESCO dans un guide destiné aux autorités politiques. Autre chose : l’IA en éducation ne devrait pas être élaborée seulement par des personnes qui en profitent sur le plan financier. « Il y a toute une industrie qui cherche à prendre le contrôle de l’IA, confirme Dave Anctil. Cela devrait nous encourager à nous autonomiser pour choisir les types d’outils qu’on veut utiliser et ne pas payer les sommes astronomiques que le secteur privé nous propose. »
Éduquer à l’IA tout en éduquant avec l’IA
Selon les experts interrogés dans le cadre de cet article, les élèves devraient dès maintenant comprendre l’IA (ce qu’elle est, comment elle fonctionne, comment elle peut influencer leur vie) afin de développer un esprit critique face à celle-ci et d’apprendre à l’utiliser de façon adéquate et responsable. « Les enseignantes et enseignants doivent être des modèles pour leurs élèves, c’est-à-dire les amener à une pensée critique bien sûr, mais aussi à un certain pragmatisme : on ne peut pas nier que cette technologie est révolutionnaire, omniprésente dans la société et qu’elle le sera de plus en plus. Donc, il faut les préparer à devenir des citoyennes et des citoyens responsables à ce sujet », pense François Guité.
Cela permettrait, d’une part, de prévenir les risques liés à une mauvaise utilisation de l’IA, comme le plagiat ou la tricherie, et, d’autre part, de préparer les jeunes à s’en servir dans leur vie personnelle et professionnelle. « C’est important de préparer les élèves, qui sont les travailleuses et les travailleurs de demain, à prendre le contrôle de cette technologie parce qu’elles et ils évolueront dans une réalité professionnelle complètement différente de celle d’aujourd’hui. Pas dans 10 ou 20 ans, mais dans 4 ou 5 ans », prédit Dave Anctil.
Dans le guide destiné aux autorités politiques, l’UNESCO résume bien la situation : « [P]our aider les [élèves] à apprendre à vivre au mieux dans un monde de plus en plus influencé par l’IA, il faut une pédagogie qui, plutôt que de se concentrer sur ce que les ordinateurs savent faire (par exemple, mémoriser et calculer), mette davantage l’accent sur les compétences humaines (la pensée critique, la communication, la collaboration ou la créativité) et sur la capacité à collaborer avec des outils d’IA omniprésents dans la vie, l’apprentissage et le travail. »
L’importance de s’approprier l’IA dès maintenant
Pour pouvoir accompagner les élèves dans leur utilisation responsable et bénéfique de l’IA, le personnel enseignant doit d’abord apprendre à s’en servir. « Il est impératif que les enseignantes et les enseignants s’y intéressent, soutient Dave Anctil. Non seulement elles et ils ont l’obligation de le faire, professionnellement parlant, mais elles et ils ont énormément d’avantages à tirer de l’utilisation professionnelle de l’IA. Et elles et ils n’ont pas besoin de formations avancées ni d’apprendre la programmation. Leurs compétences pédagogiques et leur expertise dans les matières qu’elles et ils enseignent sont amplement suffisantes pour en tirer parti. »
Une autre bonne raison d’embarquer dans le train tout de suite plutôt que de le regarder passer, c’est que le développement de l’IA s’effectue à un rythme effréné. Dave Anctil tient à mentionner que ChatGPT-4, le modèle le plus puissant développé à ce jour, sera disponible gratuitement pour tout le monde quelque part cet été. « C’est comme si on passait de la bicyclette au Boeing d’un coup, image-t-il. C’est énorme le saut entre les deux versions parce que le modèle est dix fois plus puissant. Cela aura des répercussions immenses sur la prochaine rentrée scolaire. »
Bref, selon les experts interrogés, il est inutile de tenter de bannir l’IA des salles de classe ou de faire comme si elle n’existait pas. Il faut plutôt apprendre à s’en servir pour en tirer le maximum de bénéfices tout en réduisant au minimum les risques. Il importe également de commencer à la comprendre et à réfléchir dès maintenant à la façon dont on veut s’en servir pour améliorer le système d’éducation. « Il faut être capable d’anticiper l’avenir pour ne pas seulement être le sujet du développement, mais bien pour façonner le développement », conclut François Guité.